top of page
Pénélope (Rose-Marie Perreault) dans Peau à Peau, réalisé par Chloé Cinq-Mars
Pénélope (Rose-Marie Perreault) dans Peau à Peau, réalisé par Chloé Cinq-Mars

Les premières semaines avec un bébé peuvent relever du film d’horreur. La réalisatrice québécoise Chloé Cinq-Mars inscrit d’ailleurs immédiatement Peau à peau dans l’écrin du film de genre : cadavre flottant façon Twin Peaks, braquage, maison obscure, spectre d’une morte, gros plan sur un mamelon ensanglanté et bébé comparé à un « petit vampire ». Même le premier cri de l’enfant est traité comme un jump scare.


Malgré la présence de tous ces éléments horrifiques externes, le mal vient en réalité de l’intérieur même du sujet ; constat pour le moins effrayant, voire inavouable, pour une mère : être le danger principal menaçant son bébé. Ces rappels au cinéma d’horreur matérialisent ainsi le processus progressif de déliquescence et de dépossession intérieures qui étreint Pénélope (Rose-Marie Perreault), abandonnée à sa solitude face à la toute-puissance du nourrisson et à l’oppression imperceptible des structures sociales. Toute la première partie du film s’enroule autour de son sentiment d’isolement, jusqu’à l’asphyxie : son partenaire ne se lève jamais la nuit, sous prétexte qu’il n’allaite pas ; le système et l’entourage se dérobent – aucun médecin ne prononce les mots « post-partum » pour aider à lui faire comprendre ce qui lui arrive. On ne lui offre aucun accompagnement. Aucune piste. Aucune solution. Le film choisit alors de transposer la détresse de Pénélope sur le plan strictement sensoriel, comme pour lui rendre justice, imposer sa souffrance invisible au regard, la remettre au premier plan – les lumières, les sons, le montage fragmenté se faisant les échos de sa psyché vacillante.


En la filmant comme une ombre sur un mur, silhouette ou reflet, parfois de dos, derrière des barreaux, ou bien encore dédoublée, la caméra met de l’avant une jeune femme en rupture totale avec son identité maternelle, à la fois en état de saturation et de disparition. Une Pénélope fracturée, désormais plus qu’un corps qui nourrit, réduit à sa seule fonction nutritive. Corps qui obéit aux besoins primaires du bébé. Ventre déchiré par une césarienne. Sein martyrisé par une petite bouche gloutonne. La dimension évidente de body horror permet d’exprimer tant la perte de contrôle physique de la jeune mère que la peur viscérale de ce qu’elle est en train de devenir, voire déjà devenue. On assiste au spectacle de sa dégradation psychologique, tandis que la tension s’élabore autour de gestes de plus en plus dérangeants, révélateurs du rejet du bébé, de la répétition irritante des cris stridents de l’enfant à l’irruption du motif fantomatique d’une mystérieuse Charlotte – que le titre original, Oublier Charlotte, mettait en avant. En matière de « frissons » propres au cinéma d’horreur, Peau à peau noue ainsi un pacte cruel avec nous, parce que le film est ancré dans un réalisme brutal : on a constamment peur pour le bébé, ce qui en fait un film éprouvant à regarder.


Dans sa seconde partie, le long métrage s’élargit aux amis et à la famille de Pénélope. Mais eux non plus ne sont pas capables de poser le bon diagnostic. Exsangue, la jeune femme demeure sans ressources psychologiques. Chloé Cinq-Mars, qui s’est d’ailleurs inspirée de sa propre expérience de maternité, ne manque pas de pointer l’absence d’aide fournie aux jeunes mères, les jugements de l’entourage – incluant les mères insupportables du jardin d’enfants –, et la culpabilité intériorisée de ne pas être la figure protectrice qu’on imaginait, la maman qu’il aurait fallu. Il est intéressant de voir que c’est aussi le manque de prise en charge qui, s’il ne mène pas entièrement à la détresse, l’amplifie, dure réalité de la maladie mentale au Québec. La précarité financière du couple est présentée sans détour, comme l’une des explications, peut-être, du manque de filet social. Elle, danseuse, lui, musicien fauché qui vient de décrocher un emploi de concierge. Cette grille de lecture sociale, bien qu’importante dans le film, ne prend pas le pas sur l’expérience subjective de la maternité torturée, ne cherche pas non plus à l’expliquer ou à en excuser les dérives involontaires, mais s’y ajoute judicieusement, trouvant un douloureux centre de gravité dans la rencontre entre la violence vécue dans l’intimité et celle reçue de l’extérieur. Ici, donner naissance ne s’est pas révélé l’événement heureux attendu, mais plutôt l’événement traumatique qui a réveillé les précédents (les deuils, les relations toxiques) ; pire : qui a rendu vulnérable, perméable, à tous les éventuels. D’un point de vue psychologique, Pénélope devra régler les blessures du passé, et qu’importe si les laideurs qui y sont associées éclaboussent d’éclats honteux ce qu’on aurait plutôt imaginé au centre : l’amour familial et le bonheur d’un couple. Cette image d’Épinal, le film l’écorche avec une grande violence, avant d’y revenir lors d’un final étrangement expéditif qui perd la radicalité qui caractérisait l’ensemble jusqu’alors.


Malgré tout, il serait erroné de penser que Peau à peau est un film à l’air irrespirable, à la noirceur trop écrasante, ou qui s’acharne sur ses personnages – par ailleurs nuancés : difficilement aimables, mais pleins de bonnes intentions. En osant montrer, mais aussi regarder droit dans les yeux les tabous entourant la maternité, Chloé Cinq-Mars offre une catharsis encore trop rare à toutes les mères qui ont pu se sentir abandonnées par le système, pas crues, pas vues, broyées dans la noire spirale de la dépression postnatale. Mais elle va plus loin encore : elle filme un personnage féminin qui, en dépit de la chape de plomb qui pèse sur ses épaules, parvient tout de même à soulever une puissance venue du fond des âges, hargneuse et forte au combat, face à l’adversaire le plus intime : soi-même dans sa forme la plus monstrueuse. Cette impulsion de survie l’éloigne (pour son bien) d’autres portraits d’héroïnes glissant dans la folie, comme la Carol du Repulsion de Roman Polanski, ou encore à la Murielle d’À perdre la raison de Joachim Lafosse, deux femmes en décomposition mentale auxquelles on pense souvent ici.


Dans un rôle complexe, Rose-Marie Perreault s’appuie sur une interprétation viscérale à la hauteur du dérèglement qui se joue. Deux scènes se distinguent. Une séquence de réappropriation corporelle, justement – où Pénélope danse et voltige et se libère, au son de Melody X de Bonaparte. « Hold your broken dream up high / Oh you know you try ». Une autre, où elle cède au désir refoulé pour un ancien amant… plus riche, plus libre que son chum. Elle trouve dans ces deux actions libératrices – la danse et le sexe – la possibilité de reprendre symboliquement le contrôle sur un corps qui lui échappe alors cruellement – pour ne pas dire : qui lui a été volé.


Qui voudrait alors la juger pour cela ?



Pénélope (Rose-Marie Perreault) dans Peau à Peau, de Chloé Cinq-Mars
Pénélope (Rose-Marie Perreault) dans Peau à Peau, de Chloé Cinq-Mars


«Peau à peau» : la maternité dans le sang

François Lévesque


Des pleurs de bébé déchirent la nuit. Une jeune femme ouvre les yeux : elle se prénomme Pénélope et paraît épuisée. À ses côtés, son conjoint dort. Elle lui demande d’aller s’occuper de leur enfant « pour une fois ». En vain. La mère se lève donc et, pour tromper la canicule urbaine, part se promener avec le poupon. S’ensuit un événement traumatique qui fera ressurgir le souvenir d’un autre drame. Graduellement, Pénélope sombre dans la paranoïa et les hallucinations. Avec Peau à peau, Chloé Cinq-Mars explore la dépression post-partum à travers un thriller psychologique aux accents horrifiques.


Lauréat à Fantasia du prix de la meilleure réalisation pour un film canadien, ce premier long métrage écrit et réalisé par la cinéaste a l’heur d’intriguer. Chloé Cinq-Mars se montre habile à distiller des indices juste assez cryptiques (symbolisme allusif, retours en arrière fragmentés) laissant présager que quelque chose dans le passé de Pénélope essaie de refaire surface. Parlant de « refaire surface » : l’eau est un motif récurrent dans le film.

Pour demeurer dans un champ lexical de circonstances : la protagoniste surnage à peine lorsqu’on la rencontre. La suite tient d’une lente et agonisante noyade présentée avec un mélange d’urgence et d’empathie.


À ce propos, bien qu’il s’agisse d’une pure fiction, la scénariste-réalisatrice a puisé une partie de son inspiration dans sa propre dépression post-partum, comme elle le confiait au Devoir.


Ainsi Chloé Cinq-Mars évoque-t-elle avec ingéniosité les sentiments simultanés, et croissants, d’aliénation, d’étouffement et de claustration, qui oppressent Pénélope. Dans ses déambulations nocturnes dans un appartement où les ombres semblent se refermer sur elle, lors de ses errances urbaines et sylvestres réelles et fantasmées, par l’entremise de gros plans de son visage de plus en plus angoissé, Pénélope est isolée au propre et au figuré.


L’ensemble foisonne de bonnes idées, comme ce plan du bébé à la bouche maculée de sang : la cause en est un mamelon blessé, mais l’image renvoie au vampirisme et constitue une manifestation physique du drainage que ressent — et ultimement nomme — Pénélope.

Rayon influences, ça va de A Woman Under the Influence (Une femme sous influence), à Repulsion (Répulsion), en passant par Suspiria.


Cauchemar culpabilisant

Habitée, fiévreuse, Rose-Marie Perreault (Les faux tatouages ; Mille secrets mille dangers) convainc de bout en bout.

Si l’on peut initialement trouver que la cinéaste force le trait quant à l’égocentrisme du conjoint et au manque de sensibilité de la belle-mère, on finit par prendre conscience que l’action est exclusivement relatée du point de vue de Pénélope. Or, considérant son état, ce point de vue n’est pas fiable. De fait, le regard devient plus nuancé à la fin.

Bref, là encore, c’est astucieux.

Idem pour cette sous-intrigue avec une ancienne flamme. Laquelle sous-intrigue permet d’évoquer « l’ancienne vie » passionnée d’une Pénélope qui, à présent, ploie sous un statut de mère qui la définit unilatéralement.


Et c’est au fond cela, le vrai cauchemar culpabilisant. À savoir que la maternité, ce bouleversement aussi profond que soudain, et obligatoirement merveilleux selon les diktats ambiants, peut, dans certaines circonstances, s’apparenter à un enfermement. D’où la force tranquille du dernier plan.


Une scène du film «Mille secrets mille dangers» de Philippe Falardeau, adaptation du roman d'Alain Farah.
Une scène du film «Mille secrets mille dangers» de Philippe Falardeau, adaptation du roman d'Alain Farah.


«Mille secrets mille dangers» : mariage, anxiolytiques et intestins noués

François Lévesque

4–5 minutes


Pour Alain, c’est un beau jour, un grand jour. Du moins, ce devrait l’être, puisqu’il se marie à Virginie. Or, dans les faits, Alain est en proie à une anxiété dévorante. Entre ses intestins noués par une maladie de Crohn dont il n’ose parler, la perspective d’une énième querelle entre ses parents divorcés et son incapacité à s’ouvrir de tout cela à sa fiancée, Alain est sur le point d’imploser. Son meilleur ami Édouard à ses côtés, voici que le marié se remémore des moments clés de son enfance et de son adolescence. Avec Mille secrets mille dangers, Philippe Falardeau adapte avec finesse, humanité et drôlerie le roman à succès d’Alain Farah.


L’auteur a d’ailleurs coscénarisé avec le cinéaste, ce qui a permis au film d’extraire la substantifique moelle du livre tout en bonifiant le récit d’éléments inédits (comme le confiait récemment le cinéaste au Devoir). Campé au sein de la communauté libanaise, le parcours aussi anxiogène que comique du protagoniste s’avère tout à la fois spécifique et universel.

Si plusieurs se sentiront interpellés par le thème de l’anxiété, que le film approfondit en trois époques, sans doute le thème de la famille et du rapport aux parents sera-t-il le plus fédérateur.


Reprenant la structure non linéaire du livre, le film se déroule dans un désordre qui n’est qu’apparent. Ainsi un événement survenu d’abord, mais présenté après coup, vient-il expliquer un développement ultérieur présenté en premier. De la même manière, les souvenirs fragmentaires, tels les morceaux d’un casse-tête qui s’assemblent graduellement, permettent de mieux comprendre Alain : d’où lui vient cette anxiété délétère, d’où lui vient cette sourde colère.

Toutes ces réminiscences qu’Alain garde en lui, et auxquelles il demeure accroché alors même qu’il devrait exulter de bonheur, symbolisent ce trop-plein qui lui gonfle les tripes. C’est ce qu’il réprime.


S’il espère enfin s’épanouir en tant qu’adulte, ce que représente son mariage à Virginie, Alain, un adulescent de 28 ans, devra accepter ce passé, faire la paix, puis se concentrer désormais sur ce qui se trouve devant lui.

En choisissant un cadre d’image serré, le réalisateur de Congorama, Monsieur Lazhar et My Salinger Year (Mon année Salinger), transmet habilement au public l’impression d’étouffement que ressent Alain. Pour autant, c’est plein de chaleur, de fous rires, et de ce bel esprit que l’on connaît à Philippe Falardeau.


Collaborateurs hors pair

Très solaire le jour, avec son abondance de reflets d’objectif (« lens flare » ou « facteur de flare »), et quasi magique la nuit, avec sa profusion de petites lumières, la formidable direction photo d’André Turpin (Incendies ; Mommy ; Simple comme Sylvain) aide le film à ne jamais trop sombrer dans la gravité (sauf, à dessein, lors d’un souvenir particulièrement dramatique se déroulant dans un crépuscule presque gris).


Chapeau également à la conception artistique incroyablement authentique d’André-Line Beauparlant (Les affamés ; Viking ; Bergers). Sans oublier le superbe travail de montage d’Elric Robichon (Isla blanca ; Festin boréal) ni la musique évocatrice et propulsive de Martin Léon (Guibord s’en va-t-en guerre ; Embrasse-moi comme tu m’aimes).


Philippe Falardeau a en outre réuni une distribution composée, exception faite de Rose-Marie Perreault et Paul Ahmarani, d’interprètes peu connus. Dans le rôle principal, Neil Elias est parfait de stress de plus en plus mal contenu, de nuances de détresse tue…


Dans le rôle d’Édouard, un jeune homme bien intentionné, mais manquant singulièrement de jugement, Hassan Mahbouba est savoureux. En père du marié, Georges Khabbaz exsude un mélange de sérieux et de tendresse vraiment touchant. Quant à Hiam Abou Chedid, elle est mémorable en mère superstitieuse (sa reprise a cappella de Mon amie la rose : grosse émotion).


Bref, vive les mariés, et vive Mille secrets mille dangers.


© 2024 by Elric

bottom of page