- 5 oct.
- 5 min de lecture

Les premières semaines avec un bébé peuvent relever du film d’horreur. La réalisatrice québécoise Chloé Cinq-Mars inscrit d’ailleurs immédiatement Peau à peau dans l’écrin du film de genre : cadavre flottant façon Twin Peaks, braquage, maison obscure, spectre d’une morte, gros plan sur un mamelon ensanglanté et bébé comparé à un « petit vampire ». Même le premier cri de l’enfant est traité comme un jump scare.
Malgré la présence de tous ces éléments horrifiques externes, le mal vient en réalité de l’intérieur même du sujet ; constat pour le moins effrayant, voire inavouable, pour une mère : être le danger principal menaçant son bébé. Ces rappels au cinéma d’horreur matérialisent ainsi le processus progressif de déliquescence et de dépossession intérieures qui étreint Pénélope (Rose-Marie Perreault), abandonnée à sa solitude face à la toute-puissance du nourrisson et à l’oppression imperceptible des structures sociales. Toute la première partie du film s’enroule autour de son sentiment d’isolement, jusqu’à l’asphyxie : son partenaire ne se lève jamais la nuit, sous prétexte qu’il n’allaite pas ; le système et l’entourage se dérobent – aucun médecin ne prononce les mots « post-partum » pour aider à lui faire comprendre ce qui lui arrive. On ne lui offre aucun accompagnement. Aucune piste. Aucune solution. Le film choisit alors de transposer la détresse de Pénélope sur le plan strictement sensoriel, comme pour lui rendre justice, imposer sa souffrance invisible au regard, la remettre au premier plan – les lumières, les sons, le montage fragmenté se faisant les échos de sa psyché vacillante.
En la filmant comme une ombre sur un mur, silhouette ou reflet, parfois de dos, derrière des barreaux, ou bien encore dédoublée, la caméra met de l’avant une jeune femme en rupture totale avec son identité maternelle, à la fois en état de saturation et de disparition. Une Pénélope fracturée, désormais plus qu’un corps qui nourrit, réduit à sa seule fonction nutritive. Corps qui obéit aux besoins primaires du bébé. Ventre déchiré par une césarienne. Sein martyrisé par une petite bouche gloutonne. La dimension évidente de body horror permet d’exprimer tant la perte de contrôle physique de la jeune mère que la peur viscérale de ce qu’elle est en train de devenir, voire déjà devenue. On assiste au spectacle de sa dégradation psychologique, tandis que la tension s’élabore autour de gestes de plus en plus dérangeants, révélateurs du rejet du bébé, de la répétition irritante des cris stridents de l’enfant à l’irruption du motif fantomatique d’une mystérieuse Charlotte – que le titre original, Oublier Charlotte, mettait en avant. En matière de « frissons » propres au cinéma d’horreur, Peau à peau noue ainsi un pacte cruel avec nous, parce que le film est ancré dans un réalisme brutal : on a constamment peur pour le bébé, ce qui en fait un film éprouvant à regarder.
Dans sa seconde partie, le long métrage s’élargit aux amis et à la famille de Pénélope. Mais eux non plus ne sont pas capables de poser le bon diagnostic. Exsangue, la jeune femme demeure sans ressources psychologiques. Chloé Cinq-Mars, qui s’est d’ailleurs inspirée de sa propre expérience de maternité, ne manque pas de pointer l’absence d’aide fournie aux jeunes mères, les jugements de l’entourage – incluant les mères insupportables du jardin d’enfants –, et la culpabilité intériorisée de ne pas être la figure protectrice qu’on imaginait, la maman qu’il aurait fallu. Il est intéressant de voir que c’est aussi le manque de prise en charge qui, s’il ne mène pas entièrement à la détresse, l’amplifie, dure réalité de la maladie mentale au Québec. La précarité financière du couple est présentée sans détour, comme l’une des explications, peut-être, du manque de filet social. Elle, danseuse, lui, musicien fauché qui vient de décrocher un emploi de concierge. Cette grille de lecture sociale, bien qu’importante dans le film, ne prend pas le pas sur l’expérience subjective de la maternité torturée, ne cherche pas non plus à l’expliquer ou à en excuser les dérives involontaires, mais s’y ajoute judicieusement, trouvant un douloureux centre de gravité dans la rencontre entre la violence vécue dans l’intimité et celle reçue de l’extérieur. Ici, donner naissance ne s’est pas révélé l’événement heureux attendu, mais plutôt l’événement traumatique qui a réveillé les précédents (les deuils, les relations toxiques) ; pire : qui a rendu vulnérable, perméable, à tous les éventuels. D’un point de vue psychologique, Pénélope devra régler les blessures du passé, et qu’importe si les laideurs qui y sont associées éclaboussent d’éclats honteux ce qu’on aurait plutôt imaginé au centre : l’amour familial et le bonheur d’un couple. Cette image d’Épinal, le film l’écorche avec une grande violence, avant d’y revenir lors d’un final étrangement expéditif qui perd la radicalité qui caractérisait l’ensemble jusqu’alors.
Malgré tout, il serait erroné de penser que Peau à peau est un film à l’air irrespirable, à la noirceur trop écrasante, ou qui s’acharne sur ses personnages – par ailleurs nuancés : difficilement aimables, mais pleins de bonnes intentions. En osant montrer, mais aussi regarder droit dans les yeux les tabous entourant la maternité, Chloé Cinq-Mars offre une catharsis encore trop rare à toutes les mères qui ont pu se sentir abandonnées par le système, pas crues, pas vues, broyées dans la noire spirale de la dépression postnatale. Mais elle va plus loin encore : elle filme un personnage féminin qui, en dépit de la chape de plomb qui pèse sur ses épaules, parvient tout de même à soulever une puissance venue du fond des âges, hargneuse et forte au combat, face à l’adversaire le plus intime : soi-même dans sa forme la plus monstrueuse. Cette impulsion de survie l’éloigne (pour son bien) d’autres portraits d’héroïnes glissant dans la folie, comme la Carol du Repulsion de Roman Polanski, ou encore à la Murielle d’À perdre la raison de Joachim Lafosse, deux femmes en décomposition mentale auxquelles on pense souvent ici.
Dans un rôle complexe, Rose-Marie Perreault s’appuie sur une interprétation viscérale à la hauteur du dérèglement qui se joue. Deux scènes se distinguent. Une séquence de réappropriation corporelle, justement – où Pénélope danse et voltige et se libère, au son de Melody X de Bonaparte. « Hold your broken dream up high / Oh you know you try ». Une autre, où elle cède au désir refoulé pour un ancien amant… plus riche, plus libre que son chum. Elle trouve dans ces deux actions libératrices – la danse et le sexe – la possibilité de reprendre symboliquement le contrôle sur un corps qui lui échappe alors cruellement – pour ne pas dire : qui lui a été volé.
Qui voudrait alors la juger pour cela ?